SELON LA DISPONIBILITE DU CORPS ET DE L'AME

Aldo Guillaume Turin

Cat. Marcase, Moving Space

Bruxelles, le 9VI.1989

 

"Nous savons en effet que le point de vue se trouve à l'endroit de celui qui regarde la scène"

Léonard de Vinci

L'époque de l'art que nous vivons et dont nous sommes les flagrants témoins à cause de la diminution en nombre des clefs qui en ouvraient l'accès sans que 'on exigeât de passeport, cet art qui a brigué encore récemment le titre de cataclysme et suscité diverses aventures intellectuelles nous étonne, nous provoque, nous in-dispose, mais ne nous émeut qu'en surface. De ce que nous croyons qu'il est ou qu'il sera parle détail, aussitôt acquise la vitesse à prendre afin de ne pas rester injustement muet devant lui, il se dégage l'idée d'un jeu d'éclipses et de réapparitions où les 'artistes de notre temps' se proclament des querelleurs, avec toutefois une nuance delphique laissant pressentir que l'élite à son tour s'est prise d'un goût pour le zapping.

 

L'émotion spirituelle sur quoi insistait Kandinsky, n'en parlons plus: les galeries et les foires qui réunissent les classes et les genres qu'elles portent désormais en avant isolent, quoiqu'elles en aient, des sortes de conquistadors un peu fous, 'réfractaires aux dogmes de l'avant-garde et qui à petite amplitude font bon gré mal gré la tentative de produire du neuf avec du vieux et répètent , en les dé-chargeant comme une pile soumise à une surpression inouïe, les signes d'un langage qui ailleurs, au sein d'autres civilisations, ou chez nous, mais par le passé, surent retenir l'évidence, léguer une certitude. A présent, des voix s'interrogent: .Où est le vœu de rencontre avec le réel? - Où, l'adhésion de la part des individus au devenir et à l'émergence d'un imprévu libre et profond, quelque chose comme une flambée soudain inoubliable, soudain irréductible aux leurres qui témoignent d'une vie engourdie, tout au moins aliénée? On se manifeste, on expose, on décroche un éloge de marque comme n'importe quelle star médiatique, et voici que l'on se prend à croire au changement de toutes les proportions, alors que vole encore et toujours la fameuse 'tarte à la crème' de la modernité consommatrice: le détour par lequel on exige de soi aujourd'hui de sortir de la masse aboutit, et c'est diraisje bien normal, à une désertification de cet imaginaire qui fut un partage des plus souverains et que notre siècle, en favorisant les manœuvres réussies d 'avance, a conduit vers une perpétuité inauthentique de substrat déshydraté et ensaché.

 

Ce qui s'impose à la plume: le souci de s'enquérir d'une origine plus robuste que la platitude culturelle ambiante où vient mourir à ce qu'il paraît avec bruit je rythme de l'heure et de la saison, -celui d'inventer une mesure et un espoir assez amples pour ne plus retenir les idéologies détachant le nœud des causes de celui de la conscience: bref, le souci de satisfaire la réflexion qui d'objet symbole à objet symbole a su longtemps manifester le besoin de cette fête qui resserre les liens électifs entre le corps d'une part et l'âme d'autre part. Simplement, en somme, la plénitude de l'être - oui, par le fait d'une langue débarassée une fois pour toutes du dualisme qui sans doute fut sa vocation en même temps qu'une épreuve malheureuse et une sorte de primauté perverse émise à l'ordre de l'artifice et de la surenchère, obtenue dès l'instant ou la nature se trouva comme on sait bannie de la densité ontologique.

 

Marcase, bien qu'il s'impose de faire siennes en esprit les transes de la peinture dorénavant renoncée par le vertige 1), veille à obtenir dès le premier geste qu'il laisse naître et fixe sur chacune de ses toiles une vraie qualité de médiation -, dans l'actuelle mise en train des choses sous la loi du bas commerce et de la raison totalitaire, cela apparaît comme un acte ressenti plutôt que comme le dosage d'une figure réglée. Autrement dit, l'ensemble de son œuvre, étayé à la base tout autant qu'au sommet, révèle qu'il n'a de cesse de transcrire un projet repérable, dûment assumé au niveau des moyens qui, en unissant tableau x et graphismes dans le but de réaffirmer une ligne générale, une cohérence, décrivent une attention au changement, à la réfraction volontaire, à l'écart minime, à l'analyse et à la tonalité qui enveloppe le travail du peintre dont la position (ainsi que la nôtre)implique le déjà formulé. Alors que se marque de plus en plus, au sein des cercles grimaçants de l'âge nouveau, le plaisir de s'infatuer d'une creuse rhétorique, Marcase ouvre les yeux, maïs ce sont des yeux avisés du royaume de l'essence et peut-être même, au plus serré d'une réhabilitation de la plénitude, des yeux cherchant une dernière rigueur, une rigueur initiatique. Tels des chapitres fragmentés, aussi décisifs en deçà ou au-delà de la matière soluble que leur néant ou leur charge accumule et tout ensemble transmue, les surfaces peintes aimantent un effet de surprise à l'intérieur de ce qui par elles se définit comme un réseau, un modèle, canevas et trame.

 

Ce fonctionnement qui veut que soit accepté le hasard et que seule pourtant une lecture de reconnaissance juge à sa valeur c'est aussi bien pour le peintre une dimension du monde: de ce qu'il appelle, de ce qu'il dénonce, de ce qu'il tonde de part en part grâce à la fréquence, au mouvement, il faut ce me semble surtout catalyser, admirer en silence, large et précis maïs qui se dérobe, le pouvoir de choisir le segment distinctif et ensuit d'effacer celui-ci et indéfiniment de le réduire à la plus pauvre, la plus sourde de ses articulations. Ecriture liée-, et le nom de peinture répétitive n'est pas fatalement ce que devraient suggérer le bâti des biffures sur fond noir que l'on a découvertes il y a de cela très peu, ni les traces médusantes qui, pareilles à des anatopies et recomposées sous l'aspect de collages, versent dans certains fusains de Marcase une approche physique du réel, - un réel je le souligne tout à fait départicularisé, quasi confondu avec un vide générateur: Car c'est de la poursuite de la tâche qui s'exorbite, s'irradie, se déboîte, de "action qui s'épuise et que compense une action inédite que vient à l'observateur le sentiment qu'il assiste à une pratique ininterrompue et variant ses climats pour que la démarche de I' écriture finisse par être ce qu'elle est: tantôt affermie, souvent tempérée, elle est, elle incite à être une mise en résonance qui se donne pour le sujet, 'e principe de l'œuvre, - itinéraire toujours semblable et différent, 'te même et 'autre', progression interdite de tout fléchage préalable.

 

Sensible au temps et rendue rayonnante par l'aveu de ses mécanismes comme par l'intensité sur elle d'un trajet mental, la démarche de Marcase réside dans cette alternance du jaillissement et de la critique de son expression. Et, dans cet accord entre des inconciliables qui pourrait signifier un refus du tout, de la structure, du néo-platonisme, et qui achève de nous dire, moyennant une occultation de l'illusoire, et donc de 'image, l'angoisse devant l'esquive ultime, la soit d'une issue jetée assez loin pour ouvrir l'amorce du retour, comme une réminiscence, un moule d'air qui se creuserait en fait à partir de la notion de limite entre un avant et un après, il y a-à tous égards- un flux d'énergie et une force d'ébranlement. Après quoi cette démarche qui se contemple elle-même peut dérouler ses ressorts et ses opérations, nullement soumise au labeur patient sur les formes, nous y percevons l'instinct d'une transcendance d'une sorte que j'appellerais mobile sinon motrice. C'est le passage de la vie réelle à la vie rêvée, irréelle, qui intéresse Marcase, c'est l'éveil à un élément de comparaison situé dans un lieu qui est l'expérience du monde, lequel est mémoire et création, chemin ou fao vers des phénomènes indissociables d'une adhérence absolue, charnelle, divine, à la moindre poussée, la moindre résurgence, à l'objet que l'être conduit à s'établir comme fini à l'aide d'une beauté désirée et d'un affleurement tout de suite suspendu.

 

Justement, les dernières toiles qu'il nous montre réaniment cette tutte: seules valent encore une fois les conditions uniques qui, à travers les signes, permettent de désapprendre à la manière des atomes crochus qu'évoquait Lucrèce dans son De natura rerum l'excès d'habitude au profit d'un vide intérieur-, seule mérite d'être écoutée la capacité d'évanouissement qui réunifie comme elle dérègle les apparences et les sensations. Voici d'autres assemblages, et voici que se répondent et ne se répondent plus un langage disons pétrifié et un contre emploi littéral de la substance peinte: la grappe d'une espèce de jambage sombre et lourd est opposée à une masse nue, court-circuitée par le périmètre d'une aire sui generis. Marcase semble dévoiler ici le parti sur lequel est construit son travail. Il affirme que c'est un peu le rôle de son support d'être le piège, la bouche encorcelante, propice à épaissir les unes par les autres les significations dans un cache-cache éperdu. A l'instar de Stevenson, qui croyait le lecteur plus intelligent que lui, le peintre n'a cru sous le rapport d'une parole personnelle qu'aux attendus mis à sa disposition; il a cru à un regardeur immaculé face à un univers répugnant à la théorie et au compromis avec la faire d'empoigne, l'odieux 'plancher des vaches', la manipulation préjudicielle mise à l'honneur aujourd'hui.

 

1) de ce processus auquel nous assistons Edgar Wind à donné en 1963-déja!-un remarquable essai de lecture. 

 

Marcase: Alles of niets 1989 - acrylic on canvas - 50cm x 160cm

Marcae: Tot stilte gegroeid 1989 - acrylic on canvas - 100cm x 120cmMarcase: Tweevoudige interpretatie 1983-88 -  acrylic on canvas - 120cm x 200cm - diptych